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Timothée Schelstraete
Exposition du 17 juin au 24 juillet 2021
Vernissage le jeudi 17 juin 2021
Les images d’artistes participent au monde, ce n’est rien de le dire, mais dans la nature de cette participation, on trouve à gloser. Au début, je n’ai pas choisi consciemment de voir celles de Timothée Schelstraete. C’était la série des Casques qui, à plusieurs reprises, sont remontées à la surface de mes ondes, dans des mails, divers fils de réseaux sociaux, avec une régularité qui donnait la sensation d’un destin. Peut-être l’Algorithme savait-il… À chaque fois, l’image qui apparaissait était la même, mais différente, puisque Timothée Schelstraete joue de récurrences, de prototypes et de copies ; il reprend, modifie, altère, des copy-paste à la fois analogiques, puisqu’il s’agit bien de peinture et de techniques d’impression sur toile, mais aussi numériques, à travers le traitement de l’image par logiciel et son tirage par imprimante domestique. Il a construit une technique à cheval entre le Xerox, l’impression donc, et la peinture, des jets d’encre capillarisés par la chimie de la térébenthine sur la toile, avec quelques rehauts, glacis, parfois de légers empattements… Cette image récurrente, et rémanente d’ailleurs, c’était un casque de soldat en métal, flottant dans un espace uniforme, provoquant en moi un état spécial, peut-être paradoxal. L’apaisement et la quiétude que prodigue l’expérience d’une beauté, mais un soupçon d’incompréhension, aussi. Ça me résistait. Qu’est-ce qu’ils faisaient là, et aussi souvent, ces casques ? Quel était leur sens, leur signification, tout anachroniques qu’ils étaient à l’ère du soldat augmenté ? Ce que représente Timothée Schelstraete, plantes, immeubles modernes, chromes, plis de rideaux, vaut d’abord comme justification à peindre, à faire acte de peinture - des reflets, des motifs, des textures -, plutôt que sujet. D’ailleurs pour être parfaitement précis, ces sujets ont une raison plutôt qu’un sens, une raison toute subjective pour leur auteur, c’est qu’ils évoquent pour lui la peinture, ses strates ses couches, ses gestes… mais il laisse celles et ceux qui regardent ses toiles à leur besogne d’interprète, toute subjective qu’elle est elle aussi, c’est le paradigme de l’œuvre ouverte. Est-ce grave ? Non, au contraire.
Avant la reproduction technique, puis numérique, les images d’artistes informaient le monde, elles créaient sa matrice. Rares, leur impact était grand, mêlait la crainte à la dévotion, le respect à l’émerveillement ; on a longtemps cru qu’elles possédaient un pouvoir, irrigué par un lien magique avec la réalité, qu’elles représentaient. Ce n’est plus la même, les artistes n’ont plus ce privilège exorbitant, le monopole de l’image et de l’imagination, et même si la révolution est ancienne, ses traces survivent. On ne déchoit pas d’un tel piédestal sans fracas, sans quelques cicatrices, et je pense que l’émergence du « plasticien » au XXe siècle, travaillant sur la grammaire des formes, ses règles élémentaires et fondamentales, je crois que cela relève de ce privilège perdu — le terme plasticien a des racines qui plongent dans la scolastique, où la plastique est la puissance de former. Une technologie de l’image plutôt qu’une technique de l’image, écart d’une profession qui réfléchit sa place. Tout cela, de sorte que les plasticiens ne sont plus, ou moins, acteurs de l’imagerie du monde, qu’en réaction à celle-ci. Pas tant en rupture d’ailleurs qu’à rebours, concernant Timothée Schelstraete. Il n’y a pas de volonté de résistance, je crois, mais un chemin singulier, une recherche, s’écartant des sirènes du temps. L’image était rare, elle est devenue omniprésente avec la photographie, amniotique avec Internet et le smartphone. Et surtout, ce n’est pas une singularité de notre temps, mais elle l’a amené à un point d’une rare intensité, nous sommes baignés d’images agissantes. Toujours, souvent, elles attendent de nous quelque chose, induisent des réactions. Souvent créées pour une « cible », ce morceau de viande consommant dont on spécule les désirs pour faire tourner le système, parfois pour susciter de molles indignations sur les réseaux sociaux, si ce n’est le narcissisme d’une quête de likes ou d’approbation…
Chez Timothée Schelstraete, rien de tout ça qui, il faut le reconnaître, définit l’essentiel de notre rapport à l’image aujourd’hui. Les siennes ne s’exhibent pas ni ne crient leur message instantanément, et surtout n’attendent rien de nous. Avec leur palette terne et resserrée, leurs sujets désincarnés, on pourrait presque dire que ce sont des images pudiques, lentes, ou mélancoliques. C’est à rebours de l’esprit du temps, en rupture avec l’image agissante et amniotique… et c’est un contrepoint salvateur. La « résistance, c’est la puissance de ne pas » écrivait le vieil Agamben en commentant Deleuze qui réfléchissait sur l’acte de résistance qu’est nécessairement la création. Ne pas vouloir dire à travers une image, et choisir de donner à voir plutôt, sur cette expérience fondamentale et complexe qu’est la vue quand elle se cristallise sur quelque chose qui en vaut la peine. L’expérience artistique vaut comme intensification des expériences habituelles, et chez Timothée Schelstraete, je crois qu’il y a nature à revivifier notre rapport à l’image, mettre du mystère quand ça racole, de la contemplation où ça agit, une prise de hauteur là où ça asservit. Les images aujourd’hui se doublent d’un pouvoir narcotique, leur récurrence crée une torpeur. Il me semble que les artistes ont un rôle et un pouvoir exorbitant, de nouveau, à jouer en ce sens, en prônant le temps long, l’image qui résiste, en rompant le flot incessant qui stupéfie. Aussi bien dans les rémanences de mon esprit que les rappels de l’Algorithme, c’est cela que je ressentais en voyant ces casques, et que j’ai retrouvé chez Timothée Schelstraete.
Clément Thibault
Clément Thibault est directeur artistique du Cube, centre de création numérique à Issy-les-Moulineaux, critique d’art et commissaire d’exposition, membre de l’AICA, de Jeunes Critiques d’art et de C-E-A.