Marina Vandra
Marina Vandra est née en 1991.
Elle est diplômée de l’Ecole nationale supérieure des Arts Décoratifs de Paris
et du Royal College of Art de Londres.
Elle vit et travaille à Paris.
À l’origine de la peinture de Marina Vandra , il y a deux autres pratiques : celle de la scénographie et celle de l’estampe. En 2011, ce sont les ballets de William Forsythe et d’Anne Teresa de Keersmaeker qui rythment le quotidien de l’étudiante en scénographie à l’École nationale supérieure des Arts décoratifs (Paris). Les lignes droites au sol mêlées aux éléments naturels dans les mises en scène de la chorégraphe belge (La nuit transfigurée, 1998; Rain, 2001) ou encore les installations optico-cinétiques de l’artiste japonais Ryoji Ikeda pour le danseur américain (Nowhere and Everywhere at the Same Time; Test Pattern, 2013) marquent déjà l’inclination de l’artiste pour l’hétérotopie qu’est la scène de spectacle et le décor qui s’y déploie.
À l’étude des techniques scéniques, et particulièrement de la lumière, s’est rapidement conjugué l’apprentissage de l’estampe, qui devient en 2013, le principal médium de la jeune artiste. Pendant plus de sept ans, de 2013 à 2020, les précieux enseignements délivrés à Paris par les maîtres d’art René Tazé et Michael Woolworth ainsi que des passages dans de nombreux ateliers d’estampe (Cracovie, Santa Fe, Washington, Londres...) consolident et enrichissent sa pratique: gravure sur cuivre, sur bois, lithographie, monotype, sérigraphie. Ce que Marina Vandra va retenir de ces diverses expériences, c’est, d’une part, l’idée d’une œuvre construite par couches successives et d’une image divisée afin que toutes les couleurs voulues soient bien présentes à son stade final. C’est, d’autre part, la manière de chorégraphie qu’impose au corps de l’artiste la succession des différentes phases du procès de production: si sa reproductibilité, grâce notamment aux techniques de l’estampe, a fait perdre à l’œuvre son aura, cette dernière n’est toutefois peut-être pas totalement absente de la dimension sculpturale et chorégraphique que la production et l’utilisation d’une matrice détermine : « Il y a une sorte de travail de sculpture en estampe. On grave le bois, on mord la plaque avec de l’acide, on porte des pierres, ce qui implique un rythme de travail particulier, le corps est debout et tout le temps en mouvement.»
Sur quel paysage ouvrent les Possibles fenêtres (2021-2022) de Marina Vandra, série d’une dizaine d’acryliques sur papier, présentée au printemps 2022 à l’École d’art du Calaisis, Le Concept (Calais) ? Avant d’entamer le travail de peinture, l’artiste évoque son plaisir à observer l’espace dans lequel elle expose et la nature alentour, ici le petit jardin du centre d’art visible à travers les grandes baies vitrées, qui d’ailleurs réapparaitront dans les images de la série calaisienne. Il est toutefois clair que les déformations linéaires, le chromatisme artificiel et la superposition des motifs n’appartiennent pas au réel mais ouvrent sur une étonnante abstraction hantée par le souvenir de l’estampe. En 1966, Barnett Newman demande dans le titre de l’un de ses tableaux : qui a peur du rouge, du bleu et du jaune? Une chose est sûre: Marina Vandra n’a pas peur du vert. La série des Possibles fenêtres se déploie en effet dans une large déclinaison de verts, comptant plus de deux cents tonalités différentes, du vert opale (rappelant les nuances des eaux calaisiennes) au vert sapin, en passant par le turquoise et l’olive. La sensibilité chromatique de l’artiste a en partie pour origine son activité d’imprimeuse exercée pendant près de trois ans chez Michael Woolworth, exigeant rigueur et acuité visuelles dans le processus de reproduction des couleurs. Chaque peinture est construite selon une composition structurée en bandes de largeurs différentes. La surface de Possibles fenêtres 1 a d’abord été recouverte d’un aplat vert clair, puis s’est vue enrichie d’une bande de motifs aux formes organiques dans sa partie inférieure. En son centre, trois zones à rayures traitées en dégradé complètent l’ensemble. Dans Possibles fenêtres 7, deux bandes verticale et horizontale structurent la composition et encadrent les motifs algaux qui traversent le tableau en son centre, et rappellent les peintures de flore aquatique de Malika Agueznay, membre de l’École de Casablanca de 1966 à 1970, qui avait elle-même une double pratique de peinture et de gravure: « Être graveur permet au peintre que je suis de me dédoubler et de réaliser tout ce que je ne peux faire en peinture. Et pourtant ma peinture et ma gravure se tiennent par la main. » Tel un cahier de coloriage, chaque zone colorée d’une toile de Marina Vandra est définie par un dessin avant d’être peinte. Pour aboutir à ces abstractions hard edge, Marina Vandra a recours au scotch de masquage, comme on utiliserait le vernis en gravure sur cuivre, permettant de protéger certaines parties du tableau pendant qu’elle en travaille d’autres. Au delà de cette mémoire technique qui ressurgit dans ses peintures, c’est dans la fabrication même de ses compositions que l’estampe fait retour: « J’ai toujours été habituée à composer mes images en couche lorsque j’étais plongée dans l’estampe, c’est donc instinctif pour moi de penser ma peinture par strates.» L’artiste va jusqu’à simuler des superpositions de couleurs afin de rejouer la technique chromatique de l’estampe. Si devant les œuvres, certaines couleurs semblent être le résultat de la rencontre entre deux autres nuances à la surface de la peinture, il n’en est rien. Marina Vandra fabrique cette troisième couche colorée comme pour simuler le geste de l’imprimeur. Cette attention toute particulière aux données fondamentales mêmes de la peinture (couleur, structure, nature du support, modalité de présentation) témoignent sinon d’une logique formaliste dans l’œuvre de l’artiste du moins d’un réel plaisir de la forme: « J’aime produire des formes à la fois douces et énigmatiques, des formes qui suscitent la contemplation et le silence, rien de trop bruyant, rien qui délivrerait un quelconque message. Je cherche à ne pas me répéter et à créer tout le temps de nouvelles formes que j’extrais de livres d’art, de design, d’un costume de scène, de la bande dessinée ou encore de la nature. » Le répertoire de motifs flottant sur les aplats verts, bleus (Élaborer des récits, 2021) ou roses (Suggérer des échos, 2022) mobilise des registres fort différents et peut faire se rencontrer un biomorphisme cellulaire, comme celui que Jean Painlevé aurait pu filmer dans les années 19307, et une géométrie faite de croisements de lignes et de fragments de grilles. L’artiste abstrait ces signes d’un vocabulaire issu du monde extérieur l’éloignant peu à peu d’une pure abstraction formaliste qui ne saurait s’intéresser à rien d’autre qu’elle-même. Cette abstraction, qui frôle quelquefois la figuration, vient à s’affirmer encore davantage dans l'usage que Marina Vandra fait de son passé scénographique.
Lorsque le public pénétrait dans les salles d’exposition de l’Espace du Calaisis, sa circulation était perturbée par la présence au sol de certaines peintures de la série. D’autres étaient fixées au plafond de sorte qu’en levant la tête pour observer les acryliques, le spectateur manquait de choir dans les Possibles fenêtres au sol. L’espace, du sol au plafond, était occupé par des peintures. D’une part, celles-ci prenaient une dimension proprement architecturale par leurs positions inhabituelles et, d’autre part, les lignes droites et courbes peintes à leur surface jouaient, elles aussi, avec l’architecture du lieu. L’artiste reste ainsi fidèle à la séculaire définition de la peinture comme ouverture, comme fenêtre: « J’aspire à transporter le corps du regardeur avec mes peintures-fenêtres autant qu’un spectacle peut le faire. » Mais la fenêtre de Marina Vandra, plus que sur le monde, ouvre sans doute sur une scène et son décor. Ces tableaux, que l’artiste définit comme des « décors découpés », ne sont pas dépourvus de toute illusion de profondeur spatiale, et par l’espace scénique qu’elles paraissent évoquer, elles se mettent résolument à distance de cette abstraction essentialiste dont la caractéristique essentielle est, selon Michael Fried, l’anti-théâtralité? » La «théâtralité » des peintures de Marina Vandra est renforcée par le recours à une acrylique destinée à la réalisation des décors de théâtre, un matériau permettant l’obtention d’impeccables aplats. En outre, ces fragments de décor sont réalisés à partir de longs rouleaux de papier que, tels des lais de papiers peints, l’artiste segmente. Devant ces œuvres, le souvenir de Logical Window (1965) du peintre américain George Woodman, superposition de plans colorés traversés par des motifs informels, revient à notre mémoire. La fenêtre de Woodman appartient à ce moment de l’histoire de l’art américain où, au début des années 1970, sous l’appellation Pattern & Decoration, certains artistes choisirent de rejeter les préceptes tout à la fois de l’abstraction formaliste, du minimalisme et de l’art conceptuel pour célébrer l’ornement, le décoratif, l’artisanat et les motif non-occidentaux. Parmi les membres du groupe, on compte, entre autres, Richard Kalina, Joyce Kozloff, Robert Kushner ou encore Joe Zucker qui, dans leurs peintures, exaltent le plaisir de la forme par le biais de l’ornementation florale, des mosaïques mexicaines ou byzantines, du patchwork ou de la broderie orientale. Marina Vandra pourrait être une manière d’héritière qui s’ignorerait du mouvement Pattern & Decoration tant ses peintures revendiquent une dimension décorative appartenant à une singulière histoire naturelle, où les pochoirs d’algues (1935) de Geneviève Hamon auraient croisé les papiers peints à fleurs de Marc Camille Chaimowicz, sans pour autant totalement oublier la géométrie de la grille.
Double, l’œuvre de Marina Vandra l’est résolument, tout à la fois dans ce qu’elle donne à voir, une nature aux formes déroutantes et changeantes, mêlée à une solide structure en plans, ainsi que dans l’héritage dont ses abstractions sont issues, de l’estampe à la scène. Dans cette dialectique duale, Marina Vandra ouvre des fenêtres sur un théâtre imaginaire et projette délicatement la matrice dans le décor.
Marjolaine Lévy
LA MATRICE DANS LE DECOR
Texte écrit à l'occasion de l'exposition Déployer - Croiser, 2022