NATURES MORTES
Arnaud Adami, Yoan Béliard, Julien Beneyton, Corine Borgnet, Damien Cadio, Fabrice Cazenave, Chang Ki Chung, Claude Como, Nicolas Dhervillers, Léo Dorfner, Julia Gault, Harold Guerin, Bilal Hamdad, Mami Kosemura, Gabrielle Kourdadzé, Violaine Laveaux, Julie Legrand, Claire Lindner, Olivier Masmonteil, Hélène Muheim, Natacha Nikouline, Lionel Sabatté, Jeanne Susplugas, Florian Viel
Exposition du 18 novembre au 24 décembre 2021
Vernissage le jeudi 18 novembre 2021
© Julien Beneyton / Adagp, Paris 2021
Chang KiChung - Série Couture Gardens / Fairy Tale, 2021, photographie impression huile pigment, 90 x 60 cm
© Julien Beneyton / Adagp, Paris 2021
Des fleurs coupées qui se fanent, des objets de plâtres, d’argile, de verre ou de porcelaine disposés ça et là, des tables richement ornées de fruits et de plumes prêtes à accueillir les festivités, d’autres qui semblent figées ou en déliquescence. La nouvelle exposition de la galerie Valérie Delaunay, présentant les œuvres d’une vingtaine d’artistes, explore la « nature morte » sous le prisme d’une diversité de médiums et de supports. Elle s’interroge sur ce genre longtemps déconsidéré, mais qui acquiert une place prépondérante dans l’art contemporain.
En France, on commence à parler de façon récurrente de la « nature morte » à partir du XVIIIe siècle, en regard de l’engouement rencontré par les peintures de Jean Siméon Chardin (1699-1779). Néanmoins, la philosophe Marie-José Baudinet décèle une des premières occurrences de cette expression dès 1690 dans un écrit de Gérard de Lairesse. Ce dernier considère que la « nature morte » doit « rendre tous les objets inanimés tels que fleurs, fruits, vases, ustensiles et instruments de musique, de tous les métaux, ainsi que de marbre, de pierre et de bois...[1]». Il s’agit dès lors de représenter des choses inertes dans une visée invitant à réfléchir métaphoriquement à la finitude de la vie humaine, voire à sa vanité. La décrépitude de l’être s’observe à travers celle des objets, denrées ou décors qui l’entourent quotidiennement. Pourtant, ce sens ne se recoupe pas entièrement avec celui des peintures hollandaises de sujet analogue, désignées par le terme Stilleven à partir de 1650. Là, comme en Allemagne avec Stillebenou en Angleterre avec Still Life, les œuvres n’encouragent plus seulement à adopter une attitude mélancolique. Il s’agit plutôt de prendre la nature comme modèle, de la rendre « immobile » ou « silencieuse », afin d’éveiller un sentiment de quiétude conviant à la contemplation tout autant qu’à la réflexion. On peut par exemple s’émerveiller des fastueux bouquets « impossibles » de Rachel Ruysch (1664-1750), constitués de végétaux qui ne poussent ni aux mêmes saisons ni sur les mêmes horizons géographiques, et dont l’image est figée pour l’éternité. Le vocable français oriente de manière restrictive l’appréciation d’œuvres aux significations multiples, tandis que la terminologie employée dans les pays du Nord ou Anglo-saxons apparait plus ouverte.
Pour décloisonner ces codifications du passé, l’historienne de l’art Laurence Bertrand Dorléac préfère parler de la représentation « des choses ». Dans son ouvrage Pour en finir avec la nature morte, elle adopte une approche transversale et dévoile qu’à toutes les époques des artistes se sont attaché•es à figurer des objets « inanimés » de façon plus ou moins autonome. Elle pointe également la complexité de formuler une définition univoque, car « l’histoire de la nature morte depuis ses premières représentations connues balance entre [des] pulsions de vie et de mort, de jouissance et d’abnégation, d’accumulation et de raréfaction, de plaisir et de peur[2]». Ce genre condense donc, hier comme aujourd’hui, des dynamiques contraires en miroir des préoccupations humaines. Il cristallise avec intensité des moments inexorablement fugaces. Les images données à voir semblent ainsi reposer sur le fil, au bord de leur disparition. L’équilibre instable dont elles font preuve résonne d’autant plus avec la frénésie actuelle de la « société d’abondance [3]» dans laquelle nous évoluons, et où nous accumulons sans cesse des vivres et des biens. Dans ce contexte, représenter des choses devient aussi un moyen efficace pour stopper les flux d’images qui nous inondent constamment. C’est une manière de prendre de la distance et d’appréhender les crises sociales, économiques ou écologiques que nous traversons par leurs à-côtés, si ce n’est leurs bas côtés. Les œuvres exposées catalysent des images et objets de notre temps à la manière d’une archéologie prospective oscillant entre réalisme et fiction. Elles témoignent par là tant de la vitalité du monde que de son impermanence, tant de ses lumières que de sa part d’ombre.
Thomas Fort
Commissaire d'exposition indépendant, critique d'art et enseignant.
[1] Marie-José Baudinet, « Le corps et l’inanimé dans la nature morte », Dix-Huitième siècle, n°9, 1977, p.17-26. [2] Laurence Bertrand Dorléac, Pour en finir avec la nature morte, Paris, Gallimard, 2020, p.93.
[3] Ibid., p.11.