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SOUS TANT DE PAUPIERES
Barbara Navi

Exposition du  14 mars au 20 avril 2024
Vernissage le je
udi 14 mars 2024

Dossier de presse

Mon dernier refuge

 

« Les œuvres d’art sont d’une infinie solitude ; rien n’est pire que la critique pour les aborder. Seul l’amour peut les saisir, les garder, être juste envers elles ».

Rainer Maria Rilke

 

C’était une triste fin de journée parisienne, malgré de jolies couleurs dans le ciel. Parfois le cœur n’y est pas, parce qu’il a peur des drames ou parce qu’il est fatigué. Même le pastel des nuages n’y pouvait rien. Le boulevard excentré était triste, les arbres nus étaient tristes, les passants étaient encore plus tristes. Pourquoi ai-je donc si mal noté les instructions pour trouver le bon escalier ? Je fais deux fois le tour de la cour, un puit humide privé de lumière par les quatre tours de brique. La forêt et les rivières me manquent. L’art ? Une niaiserie. L’appartement est heureusement situé au dernier étage : quelques secondes d’ascenseur pour s’offrir une contenance. Barbara Navi me propose un thé vert, puis un second. Je fais tourner la tasse dans mes mains pour sentir la chaleur pénétrer mes paumes. Il faut toujours observer l’univers intime d’un artiste, surtout s’il est peintre. Chez elle, le blanc et l’ordre dominent sans froideur. Il y a beaucoup d’étagères toutefois, et beaucoup de livres. Nous discutons longtemps, en prenant des chemins de traverse. La peinture, la littérature, le Midi, sa vie et la mienne. Imperceptiblement, mes paroles deviennent moins mécaniques. Je renoue le fil d’un dialogue entamé depuis vingt ans avec les peintres de mon pays. Qu’elle m’est familière et naturelle cette impression de partager leur destin, alors même que je n’ai jamais tenu un pinceau de ma vie. Qu’elle me rappelle de lointains souvenirs ! Et l’atelier, où est-il ? Nous grimpons un escalier raide qui mène à une vaste pièce lumineuse et ouverte sur les toits. La vue est inattendue : ce n’est plus Paris, mais un paysage de bureaux modernes et d’espaces dégagés sur lesquels règne un ciel sans partage. On doit être heureux ici. Les tableaux sont bien rangés et propres, même inachevés. Aucune tache de couleur au sol. Comment diable peut-elle peindre sans rien salir ? Une heure plus tard, me voilà sur les trottoirs à chercher une brasserie. Je pense à ses tableaux et à ce qu’il faudrait en écrire, au jeu des analogies. Les idées vénéneuses n’ont pas disparu mais elles ne résisteront pas à la première gorgée de bière.

 

Barbara Navi a d’abord été étudiante en architecture, puis en philosophie à la Sorbonne. Je comprends surtout que les années qui précédèrent, celles de l’adolescence, furent chaotiques et dangereuses. Elle n’en dit pas beaucoup plus, préférant aux faits la suggestion et l’abstraction des sentiments. Le mot errance ponctue son récit, dans la beauté sombre de sa double acception, physique et intellectuelle. Il tient d’ailleurs une place importante dans sa peinture. C’est elle, la peinture, celle des musées et la sienne, qui lui a permis d’échapper aux cercles souterrains. Un nom s’impose d’emblée, comme le coup de feu qui déclenche une vie : Sam Szafran. Elle l’a rencontré à Malakoff, et son influence fut décisive. « Il fumait plus qu’il ne respirait » raconte-t-elle, et l’encourageait à sa manière. Parfois il suffit de peu de mots, s’ils sont bien choisis, pour une jeune femme qui doutait de son talent. A propos d’un tableau qu’il consent à regarder : « Il y a beaucoup d’erreurs, mais c’est pas mal ». Un tel encouragement vaut médaille, et Sam Szafran lui proposera même de la parrainer en 2007 pour le Prix Marin.

Nous partageons un enthousiasme commun pour Neo Rauch dont elle découvrit les œuvres lors des séjours qu’elle fit à New-York. « Il peignait dix tableaux en un seul. Sa peinture et celle de Sam Szafran ont beaucoup compté pour que je me sente légitime dans mon travail ». Avec humour, elle me raconte ses rendez-vous manqués avec le peintre légendaire de Leipzig, entre Paris, Baden-Baden et Montpellier, par timidité et manque de chance. Il y a sans doute une belle dose d’inconscient qui traîne là-dedans. J’admire les personnes capables d’admiration : c’est un sentiment qu’il est si difficile d’avouer aujourd’hui, quand l’assurance est érigée en vertu cardinale. Il n’est guère évident de rapprocher la peinture de Barbara Navi de celle de Neo Rauch. Elles partagent pourtant une méthode, qui est aussi l’expression d’un tempérament. Comme le peintre allemand, Barbara Navi ne fait jamais de dessin préparatoire, par impatience d’aller sur la toile et de se confronter à elle. C’est à l’intérieur de cette aventure que constitue chaque tableau, pour utiliser la formule de Neo Rauch, qu’elle décide des images et de leur association afin de parvenir à une composition dont l’unité repose sur l’équilibre de cellules composites et parfois contraires. L’étrangeté des œuvres naît d’une cohésion de l’ensemble en collision des paradoxes qui la composent.  

En sacrifiant à cette notion d’étrangeté, j’ai conscience de répéter la plupart des textes consacrés à Barbara Navi. Pourtant, je n’arrive pas à partager les mots qui l’accompagnent invariablement ; je n’arrive pas à ressentir inquiétude ni surtout angoisse ; je n’arrive pas à voir l’annonce d’une catastrophe ni même le reflet brumeux d’un monde incertain. Son étrangeté, au contraire, me rassure. Il y a en effet cette absence de contours caractéristique de son travail, un recours à l’ecchymose colorée qui provoque un sentiment de flou, de trouble visuel. Il y a aussi ces éléments abstraits – « informels » dit-elle non sans coquetterie - qui invitent à parler de rêve, de songe ou de conte. Une hallucination ? Un mirage ? Un basculement cauchemardesque ? Désolé, je n’arrive pas à voir cela. Son ivresse n’est pas celle de Loth. Sa palette, élaborée et élégante, que je comparerais volontiers à celle de François Boisrond, n’est en rien prélude au malheur. Pourquoi la plénitude dépendrait-elle de la ligne tracée ? C’est en Islande, sur les bords du lac de Laugarvatn, que m’est apparue la comparaison que je cherchais. Il est très difficile de photographier une aurore boréale car seul le temps d’exposition de l’appareil permet d’esquisser, en la trahissant, l’impression visuelle. L’aurore danse dans le ciel comme une méduse qui pourrait se rétracter, se dilater et disparaître en un instant, une volute de fumée se contorsionnant au premier souffle, épaisse et diaphane dans le même mouvement. Une aurore boréale n’a pas de contours ni de lignes, elle n’a de forme que celle du temps suspendu de la pose, une forme qui n’a donc jamais vraiment existé. Elle n’est pas inquiétante ni angoissante. Personne ne pourra vous contester son souvenir car personne ne l’aura vue comme vous.  

En dépit des efforts pour me singulariser, il faut bien admettre que les sujets abordés par Barbara Navi en épi, c’est-à-dire les images qui vont se côtoyer sur un même tableau, appartiennent souvent à des registres tumultueux. Leur beauté est équivoque, surtout quand s’y mêle la parole de l’artiste. C’est ici, me dit-elle, une amputation réalisée par des chirurgiens, tandis que je n’y voyais qu’une partie de cartes entre vieux messieurs. Et là une tour de Babel survolée par des avions de chasse, qui sont en fait des maquettes pour enfants. Est-il vraiment nécessaire de croire les artistes ? Je reconnais la gallina ciega (la poule aveugle) empruntée aux tapisseries de Goya mais découvre la parabole de Pascal quant au naufragé reconnu comme roi de l’île sur laquelle il a échoué. Barbara Navi devine mes difficultés pour trouver un fil conducteur : « C’est toujours le récit d’une épreuve qui est surmontée. Il n’y a pas d’éclaircie sans tempête préalable ». Nul besoin d’être un sorcier des lagunes glaciaires pour comprendre la portée autobiographique de sa réflexion, et donc de ses œuvres. Elles naviguent à vue de l’intime à la parabole, quand la trajectoire de la petite histoire rejoint la grande. Impossible pourtant de trouver le mot qui convient.

 

Sur le chemin qui mène à la brasserie, les correspondances tournaillent dans mon crâne. Il n’y a plus rien d’autre que l’énigme, il n’y a plus rien d’autre que la peinture (« ma grande, mon unique, ma primitive passion » souffle Baudelaire). Encore faut-il qu’elle en vaille la peine. De tous les critères que j’ai adoptés au fil des années, celui de l’ineffabilité ne m’a jamais déçu. Les mots, qu’ils soient écrits ou prononcés, doivent demeurer en deçà de l’expérience visuelle, insuffisants pour empoigner leur sujet, comme la photographie pour l’aurore boréale. La frustration est parfois un délice, quand elle nettoie l’esprit de sa couche de poussière. La bière aussi, quand elle s’accorde à son décor. Je remarque une vieille dame qui griffonne un carnet. Son regard se déplace du papier à la rue. La table de bois sombre colle sous mes doigts, comme dans un pub dublinois. C’est à deux pas d’ici que j’ai commencé mes études parisiennes. J’avais dix-huit ans et je ne savais pas encore que la peinture serait mon dernier refuge.

 

Numa Hambursin

Critique d'art, commissaire d'exposition Directeur général du MO.CO., Montpellier

  

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